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Andranokoditra
ANDRANOKODITRA
La première démarche de l’existentialisme est de
mettre tout homme en possession de ce qu’il est et
de faire reposer sur lui la responsabilité totale de
son existence. J. P. Sartre
C’est la plus improbable des gares. Isolée, perdue, au milieu de nulle part. Les rails s’en vont à perte de vue, allant on ne sait où, venant on ne sait d’où, pour on ne sait quel destin. Une gare de tragédie. Celle du film de Sturgess : Un homme est passé.
Délabrée, noircie d’humidité, bouffée de moisissures, elle semble abandonnée. Mais mon guide, m’assure qu’elle fonctionne. Quoiqu’on n’y trouve ni horaire ni prix. Il n’y a d’ailleurs aucune sorte d’indication. Pas même une affiche, ne serait-ce que délavée, maculée ou déchirée par le temps. Il y aurait même une guichetière ! Et certes, un trou percé dans le mur forme un improbable guichet. Mais quand cette guichetière est-elle là ? Hé, quand arrive le train ! Certes, mais quand arrive-t-il ? Quels jours, quelles heures ? Silence embarrassé. On ne sait. Il faut l’espérer assis en bord de voie, le dos posé contre son baluchon. Le temps ici est celui des longues attentes muettes et ce train, comme toute vie, est incertain.
Car s'il est une chose dont tu peux t'assurer, ici, à Andranokoditra, c'est que le Moi n’est qu’un faisceau d’errances. Une vague présomption que rien ne certifie, l’aléatoire rencontre de trajets dont il n’est pas même certain qu’ils furent véritablement les tiens. Voyageur, tu t’es dissous dans des parallèles que rien ne rassemblait sinon cette commune évanescence à laquelle toutes finalement conduisaient. Cela a été. Plus exactement cela a peut-être été. Ou aurait pu être. Mais peut-être cela n’a-t-il jamais été. C’est sans importance. C’était bien. Juste des trajets. Nul dasein. Un soulagement. Car ici, à Andranokoditra, aucune mémoire ne peut exister, du moins de ces longues mémoires, dessins sur les grottes, écritures gravées, qui supposent la dureté d’un matériau apte à en conserver la pérennité. Car ici, sur le canal des Pangalanes, il n'est pas de dureté. Pas de rocs, de rochers, de pierres. Tout y est mou, y est eau, boue, glaise, roseaux. Tout y glisse et la mémoire y est sans cesse lavée.
Même les os se dissolvent immédiatement dans la commune mouvance liquide. Aussi les seuls qui se conservent, sont-ils juchés bien haut, à l'abri des eaux. Empilés au sommet des poteaux sacramentels ou pointés au fronton des cases communautaires, ce sont les crânes des zébus sacrifiés lors des cérémonies rituelles. Habillés du vert des forêts, on les distingue à peine de la végétation.
Mais les zébus sont chers. Seul un rite fondamental, ainsi de l’exorcisme d’une épidémie, en justifie le sacrifice. Aussi ces poteaux sacrificiels ont-ils une valeur particulière. Ils sont l’unique calendrier, la seule texture mémorielle qui puisse rester et conserver la trace des évènements. Ils sont le passé même et ses gardiens et ses guetteurs.
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Andranokoditra : donc.
Le plus improbable des villages. A peine une cinquantaine de cases de pêcheurs coincées dans la largeur de l’étroite bande de terre sableuse séparant l’Océan Indien du canal des Pangalanes. Les cases sont faites de roseaux ou de bambous. Les toits sont constitués d’empilements de végétaux séchés, larges feuilles des arbres du voyageur, innombrables sous ces latitudes, ou simples bottes de feuilles de pandanus. Un matériau léger qui s’abat ou s’envole au moindre souffle un peu violent mais qui, poussant partout sur les berges, présente l’inusable avantage d’être facile à se procurer, l’intérêt d’être gratuit et l’évidente qualité de n’écraser personne lorsqu’un cyclone l’abat sur les dormeurs.
Une palissade sépare le village d’espaces plus informels : l’étroite rive du canal, la maigre brousse, l’immensité océane. Car tout espace informel est par essence magique, hanté, poteniellement dangereux. On ne s'y déplace qu'avec précaution.
Un village qui, en cette période des pluies, ne semble tissé que d’eau. Une eau pesante, incessante, tombant en une fine pluie glacée. Qui s’insinue dans les vêtements, baignant, imprégnant, saturant les corps et les pensées. Qui monte du canal qu’on laisse derrière soi pour entrer dans le village, qui gronde avec l’océan juste après la voie ferrée qui ferme le village. Une eau qui tombe en averses et stagne dans les flaques et la boue, qui goutte des feuilles. Une eau-monde, un habitat qui est la substance aussi bien dont semble être née la centaine d’hommes, femmes, enfants, qui vivent là et qui, dans leur forme, dans leurs traits, dans la lente fluidité de leurs mouvements, dans quelque chose de leur incertitude, semblent avoir conservé l’empreinte de cette matrice humide. Plus qu’un village, Andranokoditra est un animal aquatique surgi des légendes, une incompréhensible éponge qui, venue des eaux, se serait alanguie sur cette langue de sable pour s’y développer dans les formes du village et celles de ses habitants. Ici s’entend Héraclite : « Autres et autres sont les eaux mais les âmes s’exhalent de l’humide. »
On n'atteint Andranokoditra qu’après des heures et des heures monotones de navigation dans une pirogue peinant contre les rideaux drus de la pluie derrière lesquels on devine parfois, s’avançant dans l’eau qui leur arrive à mi-cuisse, des rangées d’hommes luttant contre le courant pour étendre d’immenses filets. Malgré les crocodiles. Des bêtes énormes, sournoises, dangereuses, qui, guettant leur proie, semblent comme endormies entre deux eaux. Dans un village proche, des gosses que leurs mères lavaient au bord du canal, ont été subitement happés, entraînés au fond des eaux et dévorés par les léviathans des Pangalanes.
Les heures de pirogue sont si longues, si lentes, si lassantes, qu’on s’endort enfoui les uns contre les autres pour échapper au froid, à la pluie qui s’insinue en rigoles glacées sous le col des cirés ou des ponchos de plastique. On dort bercé par l’écoeurante odeur émanant de la dizaine d’énormes bidons de gasoil sur lesquels, faute de place, sont allongés certains des employés des quelques quatre ou cinq hôtels de brousse disséminés le long du canal, venus se fournir à Tamatave en carburant et produits frais. Pirogues d’acier ou en matériau composite, plus rapides, plus sûres, plus vastes, que les traditionnelles pirogues à rames qui ne sont, elles, que de simples troncs d’arbre évidés.
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Le canal des Pangalanes qui durant 665 km (dont 420 encore navigables aujourd’hui), à l’Est de Madagascar, longe l’Océan Indien dont il n’est jamais plus éloigné que de quelques encablures, est constitué d’une enfilade de canaux et de lacs qui s’étend entre Tamatave, point de départ du canal au Nord, et Mananjary son arrivée au Sud.
Les « pangalanes » désignent les étroits bancs de sable séparant une chaîne de lacs constituée d’anciens lagons désormais définitivement séparés de l’océan par les dunes que le vent a édifiées en ramassant et accumulant le sable des plages. Des lacs poissonneux alimentés en eau douce par les innombrables cours d’eau descendant des plateaux vers la côte. Ces pangalanes (francisation de « ampagalana » : « où l’on charge ») obligeaient les Betsimisarakas, l’ethnie peuplant cette côte, à sans cesse décharger et recharger les pirogues transportant les produits de leur pêche, leurs fruits et légumes, vers les marchés et commerces de Tamatave ou d'Andevoranto. Une manoeuvre exténuante, dévoreuse de temps.
Il fut donc décidé en mai 1896, sous l’impulsion du général Gallieni, de relier ces lacs par une succession de canaux que creusèrent, à la pelle et à la pioche, des coolies amenés de Chine. Quatre mille hommes qui, disparaissant sous les nuages de moustiques, affrontant les crocodiles, furent dévorés par les fièvres et le climat. Conçu pour faciliter le commerce et la vie des populations, permettant aussi, peut-être surtout, à l'administration et à l'armée française de contrôler cette région, le canal fut ouvert à la navigation en septembre 1901.
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Le canal file au milieu d’une végétation dense, entre les « oreilles d’éléphant », larges feuilles s’épanouissant à sa surface sur laquelle glissent, silencieuses, les pirogues. Pêche, transport de ballots, trains de troncs d’arbres, le plus souvent de simples radeaux de bambous que poussent d’une perche des hommes debout en équilibre instable.
La monotonie des canaux est rompue par l’élargissement soudain de lacs immenses bordés de kilomètres de plages désertes. A leur embouchure, là où, se déversant dans ces vastes espaces, les eaux créent un courant, les canaux sont envahis de pièges à poissons : alignements de poteaux reliés d’un tressage de roseaux, le tout ayant la forme d’un V dont l’ouverture est dirigée vers le courant entrant. La pirogue doit frayer précautionneusement son chemin entre ces pièges au risque sinon de les abîmer, voire de s’en trouver prisonnière.
Sur la berge parfois, étrangement isolée, une case qu’on devine abriter la solitude d’un réprouvé que condamnent de mystérieuses raisons magiques.
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A Andranokoditra, la vie ces jours-ci s’est suspendue. La tempête empêche les pêcheurs de prendre la mer. Elle écrase sur la plage d’impitoyables rouleaux face auxquels ils n’ont pour pirogues qu’un mince tronc d’eucalyptus évidé, d’une effrayante légèreté (on les soulève d’une main), sur lesquelles ils s’aventurent au large, seul ou à deux, pour pêcher bonites ou requins.
Des pêcheurs d’un grand courage qui pour l’heure restent dans les cases, parlant de peu, bougeant à peine, allongés ou assis par terre, attendant, sinon que le temps revienne au beau, qu’au moins ils puissent passer sans trop de risque, la barrière des rouleaux. Mais c’est toujours la même incertaine attente. L’équation est simple, âpre dans son évidence nue : pas de poisson, pas de nourriture. La nourriture immédiate fournie par la pêche certes, mais aussi celle qu’on peut acheter pour avoir vendu le poisson aux hôtels ou qu’on peut obtenir d’autres villages grâce au troc. Il n’y a plus que quelques fruits et légumes, un peu d’un riz dont les cours s’envolent. Kere, la famine, dresse son spectre vêtu d’angoisse. Alors, on économise le mouvement, la parole, la pensée. On est déjà dans la survie, l’économie énergétique des corps.
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Et au sein de toute cette humanité liquide, il y a un homme. Michaël Nabé : notre guide. Un jeune homme encore. Qui se tient là, droit dressé comme une glaise qui se serait durcie pour tenir debout, se donner forme et consistance solide.
Nabé est de la race des intellectuels assurés. Non d’un savoir, le savoir est sans certitude, mais d’un désir opiniâtre, d’une volonté, d’un projet, d’une visée. Il est de ceux qui pensent que là où existe une volonté, existe un chemin. Seul, il apprend donc le français et l’anglais. Pour ouvrir son village à d'improbables touristes pourvoyeurs d'argent et d'échanges. Mais qui se soucie d’Andranokoditra ?
Il étudie aussi pour devenir instituteur, cette voie royale des intellectuels nécessiteux. Il n’a ni cours, ni dictionnaires ni livres. Enfin si, un livre. Un seul. Précieux donc. Qu’il apporte à pas comptés pour nous le présenter cérémonieusement. Une page est cornée en son milieu. C’est une pièce de théâtre : Les séquestrés d’Altona. D’un certain Jean Paul Sartre. C’est le seul livre à Andranokoditra.
Nabé Michaël. Adresse : Andranokoditra, Canal des Pangalanes, Madagascar.
Ici, aussi, à Andranokoditra, l’existentialisme est un humanisme.
Eric DROUET. St. Pierre de la Réunion. 2007.
(Photos : Mauricette ou Eric DROUET)