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Notes sur "le sujet"
De la personne, de l’individu, du corps et du sujet
N.B.: Il s'agit là de notes réunies pour l'écriture du chapitre I du livre que je consacre à la mort de James Cook : L’Enthousiaste)
N. B. : Pour citation : ericdrouet.fr. Ecrits. Notes sur le Sujet. Doc. de travail.
I
Une inquiétante petite question
En ce mois de décembre 1779, c’est encore porté par un vent aigrelet malgré quelques voiles déjà ferlées, que, remontant la Tamise, un morne navire peine vers les quais de Londres où enfin il accoste, grinçant de tous ses bois.
Loin de montrer l’impatience joyeuse qui attend habituellement les bateaux revenant de courses lointaines, la maigre foule qui l’accueille, visages fermés, se tient figée en un bloc compact d’épais silence. Par une de ces voies mystérieuses qui, de toujours, précèdent les messagers d’un désastre, elle sait déjà que celui-ci est porteur d’une funeste nouvelle. Laquelle une fois connue, va en effet plonger l’Europe dans l’affliction, l’horreur et le désarroi.
Roi d’Angleterre, Georges III pleurera.
Là-bas, de l’autre côté du monde, sur une plage de l’île d’Hawaï qu’il venait de découvrir, Cook, James Cook, Cook l’admirable, Cook le découvreur des mondes, Cook est mort. Abominablement massacré. Et ce n’est qu’à voix basse qu’on évoque les détails du crime tant ils sont abominables.
Il y a en effet dans cette mort quelque chose de celle du roi de tragédie Penthée[1] : un corps massacré, déchiré, dépecé ; un corps découpé en morceaux, cuits pour être mangés.
Et certes cette mort est horrible.
Mais combien d’autres grands capitaines européens, des Magellan, des La Pérouse, Fleuriot de Langle, Marion Dufresne furent massacrés tout aussi tragiquement sur la route des découvertes sans que leur mort suscitât de telles et si durables passions ?
Au demeurant, massacres, tortures et autres anthropophagies indigènes avaient été depuis longtemps si amplement renseignés par les voyageurs qu’on ne comprend pas pourquoi, dans le seul cas de Cook, ces abominations suscitèrent, suscitent encore aujourd’hui, tant d’émotions.
Qu’avait-elle donc cette mort de si spécifique qu’elle frappât ainsi l’Europe de consternation et stupeur ?
C’est que d’un coup, un seul, elle ruinait tout le dispositif idéologique que construisait ce siècle des Lumières dont Cook fut un des éminents représentants.
*
Les lumières ?
Ce mouvement philosophique qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, passant au crible de la raison logique toutes les normes sociales, intellectuelles et morales reçues des autorités politiques, philosophiques et religieuses, prépara, accompagna et légitima les grandes révolutions démocratiques.
Un mouvement qui se proposait de remplacer un ordre immuable car supposé d’origine divine[2] par un contrat social passé entre de libres égaux. Un mouvement en conséquence laïque qui substitua le droit à la Loi[3] pour avoir substitué à l’Alliance entre Dieu et les hommes, axe vertical au centre duquel se tenait le roi, serviteur de Dieu mais maître des hommes, pour lui avoir substitué donc un référentiel nouveau, profane et en quelque sorte horizontal : ce contrat social passé entre des contractants se liant et s’obligeant réciproquement sans qu’aucune autorité supérieure ou extérieure à leur engagement n’initie ce processus, n’y intervienne ou ne le justifie.
Mais à Hawaï, Cook allait rencontrer, qui déciderait de sa mort, la résistance sans merci de la plus féroce et de la plus inégalitaire des religions : la religion polynésienne.
Or, s’engageant dans des échanges qu’il ne pouvait, en bon Anglais du XVIIIe siècle, ancien commis d’épicerie, que considérer sous l’angle d’un troc marchand, Cook ignorerait tout de la structure économico-religieuse dans laquelle ainsi il s’inscrivait, qui allait le submerger.
Le nouvel ordonnancement politique, philosophique et psychologique que mettait en place l’Occident des Lumières, n’était pas surgi du néant. Il avait en effet implicitement pour modèle le contrat commercial : accord librement passé sur le prix d’une marchandise entre vendeur et acheteur. Un tel accord impliquait deux conditions dont il créait la dynamique commune : l’égalité et la liberté des partenaires.
Cette nouvelle économie, économie de marché et de libre entreprise, bouleversait tous les rapports sociaux. L’ancienne économie féodale reposait en effet sur des statuts (l’aristocratie, le clergé, le tiers-état) et privilèges corporatistes qui, figeant les strates sociales dans des rapports immuables, interdisait tout progrès économique et social. L’économie de marché, dont les marchés et foires du moyen-âge furent si représentatifs, avait au contraire permis aux couches sociales les plus démunies (agriculteurs, serviteurs, femmes) d’accéder par la vente directe des produits de leur industrie, à des revenus propres, voire une certaine aisance. Revenus propres conquis de façon autonome qui, les introduisant comme acteurs dans le dispositif des échanges socio-économiques, leur offraient ainsi une issue hors du morne asservissement aux structures féodales. Le marché était une conquête sociale[4].
Aussi ce mouvement engageait-il un homme nouveau. Non plus l’homme lige des stratifications féodales, qui ne tenait son identité et ses déterminations que de son groupe d’appartenance mais l’individu surgissant dans l’autonomie que lui assurait une responsabilité assumée en propre, supposée le dégager des logiques, normes et obligations imposées par son groupe d’appartenance.
Une expression du milieu du XIXe siècle industriel dira assez cette détermination de l’homme moderne par son autonomie : le self made man, l’homme qui s’est fait lui-même, auto-concepteur et auto-réalisateur de sa personne propre dans un monde qu’il créait à sa mesure.
C’était là une figure dont le modèle était le Dieu des monothéismes, Sujet Absolu, Créateur tout-puissant dans son libre Désir et sa libre Volonté des mondes, des hommes et des âmes mais c’était là un petit dieu éparpillé et atomisé en autant d’exemplaires que d’individus, qui tenaient de cette humanisation généralisée du divin le principe de leur égalité, et c’était donc là encore un petit dieu laïcisé aux dimensions finies de la personne propre, un petit dieu sans transcendance car intégralement compris dans l’immanence propre aux équations économiques.
De ce self made man, James Cook avait déjà été un parfait représentant. Né dans une misérable chaumière, enfant d’un journalier agricole et d’une paysanne, élève d’une école de charité grâce au paiement de ses études par le propriétaire de la ferme que finirait par louer son père, commis d’épicerie à 16 ans (et l’on voit là l’incidence du commerce sur le destin), apprenti puis mousse à 19 ans pour une compagnie de transport de charbon (incidence cette fois de l’industrialisation), matelot de première classe puis second d’un navire charbonnier à 27 ans, enfin marin dans la Royale anglaise à la faveur de la guerre de Sept ans, c’est à force de volonté tenace et d’études opiniâtres qu’il avait gravi un à un tous les échelons de la hiérarchie maritime jusqu’à ce grade de capitaine que sa naissance plébéienne aurait pu lui interdire.
De plus, agnostique sinon athée, féru d’astronomie, de trigonométrie, de topographie, adepte d’audacieuses expérimentations (il mettra fin aux ravages du scorbut en donnant à ses équipages de la choucroute), il était parfaitement représentatif d’une pensée scientifique qui avait aussi précipité la laïcisation d’un monde qui, ne tenant sa stabilité que des paramètres mathématiques découverts par les Galilée, Newton, Kepler et autres, faisait l’économie de toute volonté, fusse-t-elle divine[5]. A son bord, pas de pasteur ou de missionnaires donc, mais des botanistes, des médecins, des naturalistes, des dessinateurs scientifiques. Peu de messes mais des relevés topographiques, des observations ethnologiques, des rapports, des dessins documentaires, des collections naturalistes et l’aide des toutes dernières technologies : télescopes réfléchissants, sextants, quadrants à réflexion, almanachs nautiques, montres, un ensemble d’instruments permettant de précisément déterminer une position en mer grâce au calcul nouveau des longitudes.
Ce calcul nouveau du point en mer disait d’ailleurs assez ce que la laïcisation du monde devait à sa mathématisation si l’on songe que quelques siècles auparavant, les navigateurs hésitaient à franchir l’équateur de peur de perdre de vue ce point de référence, l’étoile polaire, que Dieu avait placé dans le ciel pour définir, dans le filet des étoiles, le monde que sa Grâce éclairait et protégeait[6]. Navigateur du XVIIIe siècle, Cook était pleinement un homme des Lumières, y compris dans l’empathie dénuée de préjugés avec laquelle il abordait les peuples qu’il découvrait.
Or le drame allait justement surgir de la rencontre de cet agnostique avec un dieu véritable, un dieu qu’à son insu il provoquerait, dont la sauvage existence exigerait son sacrifice pour nourriture.
*
La nouvelle économie marchande occidentale n’était toutefois pas sans emporter ces dures conséquences qu’illustreront par la suite ces lignes de Karl Marx : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a détruit les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autres liens entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant » » [7] Même les rapports les plus tendres étaient censés ne plus échapper à cette loi du marché : « La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité touchante qui recouvrait les rapports familiaux et les a réduits à de simples rapports d’argent. »[8] Ce dont témoignait le roman balzacien : « Mais pour le bonhomme, il n’y avait ni fils, ni père, en affaire. S’il avait d’abord vu dans David son unique enfant, plus tard il y vit un acquéreur naturel de qui les intérêts étaient opposés aux siens : il voulait vendre cher, David devait acheter à bon marché ; son fils devenait donc un ennemi à vaincre. »[9]
En fait, c’est dès l’aube d’un capitalisme marchand qu’accompagnait l’essor du système bancaire, que ces dures conséquences s’étaient fait sentir comme en témoignent ces révoltes, déjà des luttes de classe, qui enflammèrent toute l’Europe dès le milieu du XIVe siècle pour ne quasiment plus jamais cesser[10]. Des révoltes d’une terrible violence que réprimeront d’aussi terrifiants massacres.
De cette violence sociale témoignent ces injonctions qu’au XVIe siècle Machiavel met dans la bouche d’un des meneurs de la lutte, en 1378, des ouvriers lainiers de Florence en grève pour un salaire décent : « Si nous avions à trancher maintenant s’il faut ou non prendre les armes, brûler et piller les maisons, dépouiller les églises (…) c’est la nécessité, j’en suis convaincu qui nous le conseille (…) Il nous faut donc, à mon avis, si nous voulons qu’on nous pardonne nos vieux péchés, en commettre de tout neufs, en redoublant de forfaits, en multipliant incendies et déprédations. Il nous faut nous assurer le plus grand nombre possible de compères, car là où l’on est nombreux à mal faire, personne n’est puni (…) Par conséquent, multiplier les méfaits nous vaudra plus facilement l’impunité, et, de plus, les moyens d’obtenir ce qu’il nous faut pour être libre (…) Et n’allez pas vous laisser frapper parce qu’ils [nobles et riches] vous jettent au visage «l’antique noblesse de leur sang », puisque tous les hommes sont sortis du même lieu, sont pareillement antiques, ont été bâtis de façon pareille. Mettez-nous tout nus : vous nous verrez tous pareils (…) Ce qui me fâche fort, c’est d’apprendre qu’il y en a quelques-uns parmi vous qui, par conscience, se repentent des péchés commis, et ont le ferme propos de n’en plus commettre de nouveaux (…) En quoi ces termes de conscience, d’infamie, peuvent-ils vous épouvanter ? (…) Et quand à la conscience, nous n’avons pas à nous en soucier, car chez des gens comme nous, tout pleins de peur, peur de la faim, peur de la prison, il ne peut pas et ne doit pas y avoir de place pour la peur de l’enfer. »[11]
Cette violence sociale n’avait pas manqué d’être exportée aux peuples nouvellement découverts : « Si les chrétiens ont tué et détruit tant et tant d’âmes et de telle qualité, c’est seulement dans le but d’avoir de l’or, de se gonfler de richesses en très peu de temps et de s’élever à de hautes positions disproportionnées à leur personne.. »[12] Et Bartolomé de La Casas de détailler l’effroyable litanie des horreurs commises contre les Amérindiens.
Une violence si généralisée qu’elle ne pouvait que désespérer l’humanisme chrétien : « Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l’épée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre ! Mécaniques victoires. »[13]
C’est pour lutter contre cette violence sociale d’autant plus menaçante qu’elle se généralisait que le XVIIIe siècle inventa l’improbable figure du « bon sauvage », ce fameux bon sauvage qui permettait à Rousseau d’asséner un définitif et bien saugrenu : « l’homme est naturellement bon »
*
« Nous vivons simplement sous les Lois de l’instinct, et de la conduite innocente que la Nature sage nous a imprimée dès le berceau. Nous sommes tous d’accord, et conformes en volonté, opinions et sentiments. Ainsi, nous passons la vie dans une si parfaite intelligence, qu’on ne voit parmi nous ni procès, ni dispute, ni chicane. »[14]
Censé vivre débonnairement d’amour et d’eau fraîche dans une nature enchanteresse qui, lui offrant à profusion tous les moyens de sa subsistance, rassasiait immédiatement le moindre de ses besoins, ce sauvage était supposé bon d’être naturellement pacifique puisque, tout lui étant offert d’avance et à profusion par cette nature prévenante, rien jamais ne lui manquait qu’il aurait autrement du razzier chez un voisin avec lequel il n’avait plus dès lors motif de querelles, de conflits ou de guerres. Aussi imaginaire que son habitant, c’était la bonne nature qui faisait le bon sauvage.
Aussi sous ce nom de nature, fallait-il entendre le fantasme d’une parfaite et immédiate adéquation entre le besoin et sa satisfaction. Ai-je faim ? Un arbre se penche vers moi, qui me tend ses fruits. Ai-je soif ? Un ruisseau d’eau limpide courre à mes pieds, qui me désaltère. Entre mon besoin et sa satisfaction, nul délai temporel, nul écart spatial, tout le nécessaire est là, qui m’environne, à disposition. Aussi fictif que son habitant, c’était la bonne nature qui faisait le bon sauvage.
Mettant ainsi ses produits à disposition immédiate de chacun, satisfaisant tout besoin avant même qu’il fût ressenti, rendant en conséquence inutile toute privatisation des moyens de subsistance, cette générosité naturelle instituait une sorte de communisme naturaliste que décrit a contrario Rousseau lorsque, prenant acte du mouvement anglais des enclosures[15], il écrit : « Le premier, qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire « ceci est à moi » et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargné au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant les fossés, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne. »
Un communisme politico-économique donc, mais un communisme sexuel aussi bien !
Confère l’inénarrable Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot, autre chantre du bon sauvage, et ce discours mis dans la bouche d’un sage Tahitien reprochant amèrement à Bougainville d’avoir perverti par ses mœurs occidentales le communisme tahitien : « Ici tout est à tous ; et tu nous a prêché je ne sais quelle distinction du « tien » et du « mien » Nos filles et nos femmes nous sont communes (…) »
Un communisme sexuel dont l’incongruité ne manque pas de surprendre la raison quand bien même elle réjouirait l’ironie libertine. On ne voit pas en effet pourquoi un communisme économique aurait nécessairement pour corollaire, ou cause, ou conséquence, la mise en communauté sexuelle des hommes et des femmes[16].
Un communisme sexuel qui n’était pas sans avoir l’inceste pour conséquence. Ce qui n’était guère pour effrayer un Diderot : « L’Aumônier : Un père peut-il coucher avec sa fille, une mère avec son fils, un frère avec sa sœur, un mari avec la femme d’un autre ? Orou : Pourquoi non ? »[17]
Mais si dans ces utopies, le communisme politique a si souvent pour corollaire un communisme sexuel, c’est qu’il s’agit là d’un seul et même fantasme, celui d’un monde sans manque ni frustration où tout est à disposition immédiate de chacun. Fantasme d’une nature qui, dans l’immédiate et complète satisfaction qu’elle offre, relève du classique fantasme incestueux du bon sein : immense mamelle sans limite temporelle ou spatiale, en permanence offerte à la tétée.
Satisfaction complète et immédiate, monde sans manque donc sans besoin, en conséquence sans demande ni désir, qui, ne générant aucune relation, ne produit aucun sujet mais seulement la jouissance d’un corps imbécile uni à la mamelle dans une tétée sans fin ni écart : « (…) il n’est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner (…) Son imagination ne lui peint rien, son cœur ne lui demande rien. Ses modiques besoins se trouvent si aisément sous la main, et il est si loin du degré de connaissances nécessaires pour désirer d’en acquérir de plus grandes qu’il ne peut avoir ni prévoyance, ni curiosité (…) son âme, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de l’avenir (…) Telle fut la condition de l’homme naissant ; telle fut la vie d’un animal borné d’abord aux pure sensations. »[18]
Mécanisme social de défense contre la violence des échanges commerciaux, le mythe du bon sauvage s’était aussi construit sur les traces d’un imaginaire chrétien qui ne fut pas sans effets sur la perception des peuples nouvellement découverts : « L’homme vivait donc dans le paradis comme il voulait (…) Il vivait sans besoin, et il dépendait de lui de vivre toujours ainsi. L’aliment s’offrait à sa main et le breuvage à ses lèvres, pour prévenir la faim et la soif ; l’arbre de vie l’abritait contre les ravages de la vieillesse. Aucune corruption en son corps, ou dont son corps fut l’origine, n’affligeait d’angoisses cruelles sa sensibilité. Il n’avait à craindre ni maladie au-dedans, ni blessure au-dehors. Santé parfaite en sa chair, sérénité souveraine en son âme. De même qu’on ne souffrait en paradis ni du chaud ni du froid, ainsi son hôte était-il à l’abri de tout désir et de toute crainte contrariant sa volonté bonne. »[19]
C’est ainsi que Christophe Colomb sera persuadé d’avoir découvert, lors de son troisième voyage, la partie du Paradis restée émergée lors du déluge, avec ses doux habitants descendant en droite ligne d’Adam !
A vrai dire, personne en réalité, et surtout pas Rousseau son principal promoteur, ne croyait à ce bon sauvage !
Il n’était en effet qu’une pure expérience de pensée, une fiction théorique, la description d’un état de nature : « qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre présent (…) Il faut nier que, même avant le Déluge, les Hommes se soient trouvés dans le pur état de Nature. » [20] Aussi ne faut-il pas prendre : « les recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels (…) »[21]
L’homme hors civilisation, l’homme naturel, le sauvage donc[22] était une fable.
Une fiction théorique qui avait pour but de penser un homme d’avant la civilisation, né et vivant exclusivement dans et de la nature, sans écart avec elle.
La fable situait ainsi au noyau de toute existence humaine, une essence primitive naturelle qu’auraient dégradée les effets dénaturants de la civilisation, au point de la masquer et la faire oublier : « Il existait un homme naturel : on a introduit au-dedans de cet homme un homme artificiel. »[23] Et Rousseau de renchérir : « (…) l’homme originel s’évanouissant par degrés, la société n’offre plus aux yeux du sage qu’un assemblage d’hommes artificiels et de passions factices qui (…) n’ont aucun vrai fondement dans la nature. »[24]
La fiction théorique déshabillait ainsi l’homme des oripeaux dont la civilisation l’avait vêtus, pour le retrouver dans sa supposée nue vérité originelle, cette essence primitive naturelle qui, constituant le substrat originel commun à tous les hommes, fondait une foncière égalité : « Puisque la nature humaine se trouve la même dans tous les hommes, il est clair que, selon le droit naturel, chacun doit estimer et traiter les autres comme autant d’êtres qui lui sont naturellement égaux, c’est-à-dire qui sont hommes aussi bien que lui. »[25]
Le sauvage était l’homme rêvé des Lumières.
Or si cette fable était un besoin, c’est que cette fiction était une nécessité. Mécanisme de défense contre la violence sociale, loin d’incarner un passé fantasmatique, cet homme théorique originel était bien plutôt une fiction programmatique : l’espérance d’où naîtraient bientôt les utopies socialistes[26].
*
Il arriva donc qu’étant nécessaire, ce bon sauvage parfaitement illusoire ne manqua pas d’être découvert !
C’est ainsi que des peuples nouvellement rencontrés, semblant lui donner l’appui de leurs mœurs, parurent en incarner l’espérance.
Ce furent d’abord les Amérindiens qui endossèrent le rôle : « Parce que je vois et connais, dit l’Amiral (Christophe Colomb), que ces gens ne sont d’aucune secte ni idolâtres, mais très doux et ignorants de ce qu’est le mal, qu’ils ne savent se tuer les uns les autres, ni s’emprisonner, qu’ils sont sans armes et si craintifs que l’un des nôtres suffit à en faire fuir cent (…) »[27]
Et ce n’est pas Amerigo Vespucci qui dira le contraire : « (…) il n’y a chez eux aucun patrimoine, tous les biens sont communs à tous. Ils vivent sans roi ni gouverneur, et chacun est lui-même son propre maître. Ils ont autant d’épouses qu’il leur plaît et le fils vit avec la mère, le frère avec la sœur, le cousin avec la cousine et chaque homme avec la première femme venue. Ils rompent leurs mariages aussi souvent qu’ils veulent et n’observent à cet égard aucune loi. Ils n’ont ni temple, ni religion, et ne sont pas des idolâtres. Que puis-je dire de plus ? Ils vivent selon la nature. »[28]. A l’anachronisme près, du Rousseau dans le texte !
La réalité, hélas, fit litière du rêve : « Ces gens (les Amérindiens) vont assaillir les autres îles, enlèvent les femmes qu’ils peuvent saisir, surtout celles qui sont jeunes et belles qu’ils gardent pour leur service et pour en faire des concubines (…) Ces femmes nous disaient aussi que les Caraïbes étaient d’une cruauté qui paraît incroyable, qu’ils mangent les enfants qu’ils ont d’elles (…) Les hommes qu’ils peuvent saisir vivants, ils les emmènent chez eux pour les livrer à la boucherie, et ceux qu’ils n’ont que morts, ils les mangent sur le champ (…) Ils coupent le membre aux enfants qu’ils prennent et se servent d’eux jusqu’à l’âge d’homme, puis quand ils veulent faire ripaille, ils les tuent et les mangent (…) »[29].
Les Amérindiens ayant échoué dans le rôle du bon sauvage, la fonction en fut donc transférée, grâce à des Français nourris de Rousseau et Diderot, sur les Polynésiens.
De bien nobles et bons sauvages en effet que ces Polynésiens : « Avec quelle horreur ne repoussaient-ils pas les couteaux et les ciseaux que nous leur offrions, parce qu’ils semblaient deviner l’abus qu’on en pouvait faire (…) leur philadelphie[30] entre eux tous, leur horreur pour l’effusion du sang humain, leur respect idolâtre pour leurs morts, qu’ils ne regardent que comme des gens endormis, leur hospitalité enfin, pour les étrangers, il faut laisser aux journaux le mérite de s’étendre sur chacun de ces articles, comme notre admiration et notre reconnaissance le requièrent. »[31]
De bons sauvages d’ailleurs censés vivre, ainsi qu’en avait décidé la théorie européenne, dans une sorte de communisme primitif : « Je lui (Tahiti) avait appliqué le nom d’Utopie que Thomas Morus avait donné à sa république idéale (…) Je puis vous dire que c’est le seul coin de la terre où habitent des hommes sans vices, sans préjugés, sans besoins, sans dissensions. Nés sous le plus beau ciel, nourris des fruits d’une terre féconde sans culture, régis par des pères de famille plutôt que par des rois (…) Le caractère de la nation nous a paru doux et bienfaisant. Il ne semble pas qu’il y ait dans l’île aucune guerre civile, aucune haine particulière, quoique le pays soit divisé en petits cantons qui ont chacun leur seigneur indépendant. Il est probable que les tahitiens pratiquent entre eux une bonne foi dont ils ne doutent point. Qu’ils soient chez eux ou non, jour ou nuit, les maisons sont ouvertes. Chacun cueille les fruits sur le premier arbre qu’il rencontre, en prend dans la maison où il entre. Il paraîtrait que, pour les choses absolument nécessaires à la vie, il n’y a point de propriété et que tout est à tous. »[32]
Et surtout Tahiti est, selon des Français qui, toujours quelque peu énervés de la braguette, partageront les mœurs locales avec un enthousiasme digne de tous les éloges, Tahiti donc est une immense et généreuse partouze : « (…) ils ne connaissent d’autre dieu que l’Amour. Tous les jours lui sont consacrés, toute l’île est son temple, toutes les femmes en sont les autels, tous les hommes les sacrificateurs (…) Là, ni la honte, ni la pudeur n’exercent point leur tyrannie : la plus légère des gazes flotte toujours au gré des vents et des désirs : l’acte de créer son semblable est un acte de religion ; les préludes en sont encouragés par les vœux et les chants de tout le peuple assemblé, et la fin célébrée par des applaudissements universels ; tout étranger est admis à participer à ces heureux mystères ; c’est même un des devoirs de l’hospitalité que de les inviter, de sorte que le bon Utopien jouit sans cesse ou du sentiment de ses propres plaisirs ou du spectacle de ceux des autres. Quelque censeur à double rabat ne verra peut-être en tout cela qu’un débordement de mœurs, une horrible prostitution, le cynisme le plus effronté ; mais il se trompera grossièrement lui-même en méconnaissant l’état de l’homme naturel, né essentiellement bon, exempt de tout préjugé et suivant, sans défiance comme sans remords, les douces impulsions d’un instincts toujours sûr, parce qu’il n’a pas encore dégénéré en raison. »[33] A nouveau, et sans anachronisme cette fois, du Rousseau dans le texte !
Lorsqu’on connaît les sociétés polynésiennes, leur terrifiante violence coutumière, de telles illusions laissent pantois.
Bien évidemment, avec le massacre de Cook et de ses hommes, avec les abominations commises à cette occasion, nos Polynésiens furent à leur tour destitués du rôle.
Or le Polynésien était, pensait-on, le dernier des peuples à découvrir. Avec sa déchéance, c’est donc tout l’espoir européen en la possibilité d’une existence sociale originellement car naturellement pacifique qui s’effondrait définitivement. Un effondrement d’autant plus radical que, la nature polynésienne semblant fournir à profusion aux hommes les moyens de leur subsistance, leur violence avérée ne pouvait s’expliquer par une compétition visant des ressources trop parcimonieuses pour ne pas être disputées. Renvoyée en conséquence au statut d’une irrationalité intrinsèque à l’être humain, cette violence n’en devenait que plus inquiétante de paraître inscrite dans son essence et donc incurable.
Se développa alors le sentiment amer et désabusé, dépressif même, qu’un élément central de l’architecture politique, sociale et intellectuelle que tentait de construire cette Europe des Lumières s’était écroulé avant même que d’avoir été institué.
De fait, le mythe du bon sauvage ne tenait qu’à « cette tendance à courber le réel à son rêve (…) Parce que le rêve est plus fort que le réel »[34]
*
Il y eut pire toutefois.
L’homme était défini, depuis le XIIIe siècle, comme sujet.
Le sujet ? Vous, moi, le quidam.
En fait, dès l’achèvement de sa définition chrétienne au XIIIe siècle, une capacité à agir et à agir éthiquement car en conscience.
En réalité : un nouage. Le nouage de notions telles que : l’homme, l’individu, la personne, l’agent, l’âme, le corps, l’identité, la singularité propre, l’intériorité, le Moi, la conscience, la liberté des choix éthiques, le désir, l’amour, etc. Un nouage qui intègre, subordonne ou fusionne les unes aux autres ces notions pourtant distinctes, ce qui ne manque jamais d’entraîner certaines confusions.
En vérité, une succession de nouages comme autant de moments historiques, politiquement et socialement déterminés de sorte qu’à propos du sujet, on peut reprendre ce que disait Jean Daniélou de la personne : « (…) ce que nous entendons aujourd’hui par « personne », avec toute l’ampleur de résonance de ce mot, est une résultante (…) c’est dans des secteurs très divers que commencent à surgir des éléments qui finalement se cristalliseront dans ce qu’aujourd’hui cette notion de « personne » présente de très riche. »[35]
Or si nous nous intéressons à ces nouages, c’est que la petite question que les Hawaïens poseront aux officiers de Cook en leur remettant ses restes, va faire voler en éclats un de ces nouages : le nouage de la personne, de l’individu et du corps. Soit très précisément le support minimal de ce qu’on nomme le sujet.
Spécifions donc, en les résumant à de trop grossiers traits, les trois instances de ce nouage.
Et tout d’abord, distinguons la personne de l’individu.
La personne (persona en latin où elle trouve son origine) est avant tout une fonction sociale juridiquement définie. Que cette fonction ne s’identifie pas aux individus qui la mettent en œuvre, ses agents, s’atteste du nom de « personne morale » désignant une entreprise ou une association, soit un ensemble d’individus[36]. S’atteste encore de ce qu’une personne peut être constituée d’une succession d’individus. Ainsi la personne du roi ne désigne-t-elle pas l’individu qui occupe la fonction royale mais cette fonction elle-même telle qu’elle est occupée par une suite d’individus. Qu’un ensemble ou une suite d’individus se définissent comme une persona suffit à ne pas confondre la personne et l’individu.
Au surplus, dans un certain nombre de cultures, la personne peut être un ensemble d’autres personnes : lorsque la maman d’Amadou Hampaté BA, ethnologue Peul, voulait faire venir son fils, elle allait d’abord voir sa femme ou sa sœur et leur disait : « J’ai le désir de parler à mon fils Amadou, mais je voudrais auparavant savoir lequel des Amadou qui l’habitent, est là en ce moment. »[37] Est-ce pour nous surprendre, nous qui souvent nous référons à nos ascendants comme des êtres qui nous ont légué certains traits physiques ou de caractères ?
La personne peut être encore la réincarnation d’un ancêtre, ainsi chez les Aborigènes australien, ancêtre qui, habitant les limbes, observe un couple de vivants afin de décider s‘il se réincarnera dans le nouveau-né qu’ils procréent[38].
Persona aurait pour étymologie « per sonare » (pour sonner, pour faire résonner) faisant ainsi écho au porte-voix qu’utilisaient les acteurs du théâtre antique pour se faire entendre du fond des gradins[39]. En fait, passage de la partie au tout, persona désigna d’abord le masque que portait l’acteur, masque qui dénotait la représentation d’une fonction sociale (roi, serviteur, etc.), puis cette fonction sociale même dont l’acteur devenait ainsi le représentant, « représentant » se disant aussi « persona », enfin le rôle, persona encore, que jouait l’acteur.
C’est avec les stoïciens grecs et romains[40] que persona fut transféré du théâtre au droit, identifiant ainsi la persona d’une part à une identité sociale juridiquement définie par la citoyenneté, d’autre part, et par délégation, au représentant d’une charge officielle : « La charge propre du magistrat est de comprendre qu’il est le représentant (personam) de la cité »[41] C’était la cité qui, comme institution politique et juridico-administrative, créait la persona.
Cette institution sociétale de la personne trouvait en effet sa source dans les structures politiques, sociales et administrative de la République romaine, la persona se définissant comme capacité à agir en tant que citoyen (participation aux assemblées délibératives, droit de vote, etc.). Mais avec l’irruption du pouvoir totalitaire des empereurs romains[42], cette notion de citoyenneté allait devenir vide de sens : le citoyen s’effaçant sous le « client » : obligé personnel du prince.
Vide de sens et donc désormais libre d’usage, la persona fut reprise pour un nouveau destin par la théorie stoïcienne des fonctions généralisées de représentation.
Les stoïciens considéraient en effet l’univers comme un unique organisme vivant entièrement structuré par la raison (logos)[43]. Tout être humain participait de ce logos, qui définissait son humanité (humanitas). Au titre de ce logos, chaque être humain, fusse-t-il étranger, esclave, femme ou enfant (pour citer les catégories sociales romaines hors citoyenneté), ayant un rôle (persona) à jouer sur le théâtre du monde, il pouvait endosser et assumer la persona représentative de la nature, de la place et de la fonction que le logos lui attribuait. La personne et l’homme singulier se nouaient ainsi en une commune et indistincte signification.
Toutefois, comme toute représentation, la persona était évidemment vide de substance, c’est d’ailleurs ce qui autorisait tout individu à en endosser la fonction.
C’est avec le nouage chrétien de la théorie de l’Incarnation (Dieu s’incarnant comme homme dans le Christ) à sa conséquence, la théorie trinitaire du divin (le divin est une seule et même essence se distribuant sur trois personnes : le Père, le fils et le Saint Esprit), que la persona allait se remplir d’un corps et, par là-même devenir un individu.
Individu ? Au sens latin strict, ce qui est in-dividuus, ce qui ne peut être divisé. L’individu est un tout fermé sur lui-même qui, ainsi, forme une unité distincte et complète.
Le schéma chrétien est le suivant : à l’origine Dieu est un logos impersonnel (au sens strict où il n’a pas de personne), autrement dit une raison structurante et instituante : « Au principe était le logos, et le logos venait de Dieu et Dieu était le logos.»[44] C’est cette raison structurante et instituante qui crée un monde bien ordonné.
Le péché originel ayant introduit du désordre dans ce monde, le logos-Dieu s’engendra dans le Christ (« Et le logos se fit chair »[45]), lequel étant chargé de racheter ce péché originel, avait ainsi pour tâche de réinstaurer l’ordonnancement divin du monde.
Cet engendrement du logos dans le christ fut immédiatement compris sur le modèle d’une relation filiale : le Christ étant conçu comme le fils du logos-Dieu et le logos-Dieu étant dès lors et en conséquence reconnu comme Père puisqu’il n’est de père que par l’enfant : « Le Père donc est appelé ainsi selon la relation (…), il est appelé « Père » relativement au fils »[46].
C’est d’ailleurs ce modèle d’une relation filiale que promeut le verset 14 du Livre I de l’Evangile de Jean : « Kaï ó logos, sarx égénéto », « Et le logos se fit chair », sentence qui pourrait se déployer ainsi : « Et le logos se fit naître chair, selon le Père » si l’on veut faire entendre que « égénéto » est une conjugaison du verbe « gignomaï » dont le sens originel est « naître », avec un radical « génos » renvoyant à une naissance selon la lignée paternelle[47].
Que Dieu le logos prenne ainsi personne en se plongeant dans un corps avait pour conséquence inévitable qu’il se trouvait inscrit dans l’enceinte spatiale de ce corps[48]. Cette enceinte assurait l’indivisibilité de la personne et donc son individualisation. Ce qui, en effet, pour le christianisme, assure l’indivisibilité de la personne, c’est l’inscription de cette dernière dans un corps que ferme son périgraphé (circonscription) : terme grec dénotant le trait (graphé) entourant (péri-) le corps. Pour faire image, le périgraphé serait, dans l’enfantin dessin du bonhomme, le trait fermé dessinant le contour du corps. On pourrait aussi assimiler le périgraphé à l’enveloppe de peau qui, entourant et fermant le corps, lui assura sa qualité d’objet total unifié et distinct, le fondant ainsi comme individu.
Mais, question récurrente, pourquoi donc un Père et non une Mère ? Cette question va nous introduire à la rupture qu’entretient la notion de persona chrétienne avec ses conceptions gréco-romaines et en particulier avec sa fonction stoïcienne de représentation.
Pourquoi un père et non une mère donc ? Parce qu’il s’agit de promouvoir une relation symbolique et non un engendrement naturel. L’engendrement selon la seule nature n’introduisant en effet aucune différence entre l’engendrement animal et l’engendrement humain, il ne peut ainsi dénoter l’humanité spécifique de l’homme.
Dans sa représentation traditionnelle, la relation à la génitrice est justement conçue sur le mode d’un engendrement naturel. La relation au père en revanche ne tient que du logos, ici entendu comme discours instituant, et ceci d’autant plus que dans le modèle romain de la filiation, qui était alors la référence chrétienne, le père adopte toujours l’enfant quand bien même il en serait le géniteur. La reconnaissance de l’enfant se faisait en effet selon le rite suivant : le nouveau-né était présenté au père qui, s’il acceptait de le reconnaître comme étant de sa famille, le prenait entre ses mains et l’élevait devant l’assistance (d’où l’expression : élever un enfant). S’il ne le faisait pas, l’enfant était abandonné sur un tas d’ordures où il mourrait sauf à être recueilli par un marchand d’esclave[49]. La filiation était ainsi créée par un rite symbolique destituant toute relation d’engendrement naturel. Or par ce rite, ce n’était pas seulement la filiation qui était promue sur ce mode symbolique mais la relation de filiation elle-même de sorte que la génitrice, maintenant inscrite dans cette relation symbolique, devenait mère, son petit ou sa petite devenant son fils ou sa fille[50].
Cette institution d’une relation symbolique est précisément ce que le christianisme nomme le Saint Esprit[51].
C’est cette relation symbolique que Rousseau entendait destituer, au titre de l’impériale prééminence de la nature, dans sa théorie du bon sauvage, réduisant ainsi pères et mères à des fonctions de géniteurs et génitrices.
La théorie chrétienne de l’Incarnation et sa conséquence trinitaire fondaient ainsi le modèle d’un nouage entre la personne, le corps, l’individu et le système symbolique de la relation.
Nouage qui est le socle minimum de ce que l’on nomme aujourd’hui un sujet.
Les Lumières reprendraient les éléments de ces nouages mais en éliminant l’âme du nouage pour la remplacer par la conscience.
Or, pour que se fasse un nouage, encore faut-il qu’il y ait un opérateur du nouage, une « cause efficiente » disait Aristote[52].
Pour les stoïciens, l’âme, principe naturel issu d’un logos qui était un principe à la fois vital et cognitif[53], était cet opérateur. Si tous les êtres participaient en effet du logos, seuls les animaux, les hommes et les dieux possédaient une âme capable de se forger des représentions. Mais les hommes et les dieux seuls pouvaient accéder à des représentations réfléchies dans le mouvement même de la pensée, le logos ayant la capacité de se représenter ses propres opérations[54]. Aussi étaient-ils seuls capable d’intelligence et de conscience : les plus achevées des capacités cognitives.
Reprenant un thème de la pensée archaïque grecque qui concevait l’âme comme un souffle s’exhalant du corps à la mort, thème dont les techniques de transe du chamanisme grec avaient fait un principe capable de quitter et réintégrer le corps, c’est Platon qui, au titre de l’âme, avait introduit la théorie du sujet dans la pensée occidentale[55].
Pour Platon[56], dans son existence antérieure à sa présence terrestre, l’âme avait connu les « Idéaux » : vérités abstraites éternelles à l’origine des réalités concrètes[57]. Revenue dans un corps qui l’emprisonnait dans les trop matérielles conditions de son existence propre, elle gardait le souvenir de ces abstractions idéales, aspirant à les retrouver, devant pour ce faire quitter son corps.
Contre les dieux du panthéon grec, entités pleines, bondissantes, érectiles et jouissives, Platon avait ainsi légué à la pensée occidentale la théorie d’un sujet identifié à un désir (Eros) en tension entre le manque vécu et l’idéal visé[58].
Le christianisme avait hérité des théories grecques de l’âme mais l’avait conçue comme étant un principe vital créé par Dieu, principe vital spirituel et cognitif mais non pas biologique.
Et contre le dualisme grec opposant l’âme au corps, le christianisme postulait qu’étant un principe vital, l’âme devait nécessairement s’unir à un corps en qui elle trouvait les instruments corporels indispensables à réaliser ses actions dans le monde. Cette union de l’âme et du corps définissait l’homme en propre : « (…) l’homme, ce n’est ni le corps seul ni l’âme seule, c’est l’être composé de l’âme et du corps. »[59]
Toutefois, à travers le quasi-millénaire qui sépare un saint Augustin (IVe siècle) platonicien d'un saint Thomas (XIIIe siècle) aristotélicien, une bascule s'opérerait. Augustin déniait en effet à l'âme la fonction de sujet. Pour lui, seul un corps pouvait être sujet. Toutefois, anti-aristotélicien, Augustin entendait « sujet » en son sens aristotélicien : matière passive et inerte servant de substrat[60], substrat propre à recevoir les formes intelligibles que l'âme dépose en elle[61]. L'âme n'étant pas, pour Augustin, un corps, elle ne peut donc être sujet. Seul Dieu en effet est sujet véritable, l'âme étant le réceptacle de Sa Parole[62]. Toutefois, la position d'Augustin est ambigüe car, de fait, pour lui, la personne étant l'assise du Moi, elle assume ainsi les fonctions cognitives subjectives classiquement dévolues au Moi.
Une bascule donc s'est opérée au tournant du XIIIe siècle entre la position augustinienne et le surgissement d'une théorie attribuant finalement à l'âme cette fonction de sujet. Ce point de bascule aurait pour nom : Guillaume d'Auvergne (début du XIIIe siècle). Bien que disciple d’Augustin, Guillaume d'Auvergne, reprenant une thèse d'Avicenne (l’intelligence existe indépendamment du corps), Guillaume donc définira l'âme comme sujet spirituel (subjectum spirituale). Ainsi, reprenant les compétences cognitives que Saint Augustin attribuait à l’âme comme image de la Trinité en l’homme, Guillaume écrit : « C’est sans hésitation ni interruption qu’elle (l’âme) s’affirme à elle-même et en elle-même : c’est moi qui connais, qui sais, qui comprend, qui veux, qui désire, qui convoite ; qui m’enquiers de ce que je désire ou que je veux et, lorsqu’il se peut, m’empare de ce que je veux et désire. »[63] Identification de l’âme au sujet comme Moi.
Avec Thomas d’Aquin, le concept de sujet se déportera sur le nouage de la personne, de l’individu, du corps et de la cognition, le sujet étant ce nouage lui-même : « Seule la créature rationnelle est capable de se gouverner en ses activités (…) Possédant raison et intelligence, elle est apte à discerner les diverses modalités du bien et du mal selon ce qui convient aux divers individus, temps et lieux. Seule en effet la créature rationnelle est dirigée par Dieu en ses opérations, non seulement quant à leur nature spécifique, mais aussi selon l’individualité du sujet humain. »[64]
L’individualisation chrétienne du sujet recevra ensuite le renfort de la réforme protestante : religion sinon du self made man, du moins de l’individualisme exacerbé de marchands ne tenant leur existence réelle que des contrats commerciaux où ils engagent leur responsabilité propre, une responsabilité immanente au contrat commercial et donc sans justification transcendantale, une responsabilité assumée en propre dont témoigne[65] leur signature au bas du contrat. Une parole engagée dans et par les termes du contrat, une parole qui ainsi ne s’autorise que d’elle-même. C’est sur ce modèle d’une parole qui ne s’autorise que d’elle-même que s’édifia le protestantisme. Pour celui-ci en effet, chaque individu a liberté de pouvoir, selon son inspiration propre et donc en dehors de toute autorité ecclésiale, lire, interpréter et commenter les Ecritures.
Les Lumières reprendront les nouages stoïciens et chrétiens du sujet mais en éliminant Dieu et les âmes du circuit pour les remplacer respectivement par la loi profane, autrement dit le contrat social, et la conscience.
Un contrat social nécessaire selon Hobbes[66] à éliminer la violence que déchaînait, dans la société primitive, une auto-défense généralisée de tous contre tous. On était bien loin du bon sauvage ! Ce que Rousseau ne manquerait pas de reprocher à Hobbes.
C’est John Locke qui va fonder la théorie moderne du sujet comme sujet du droit.
Dans un premier temps, contre la théorie platonicienne d’une âme, assise de l’identité personnelle, migrant de corps en corps, il défend une théorie matérialiste de l’homme qui fonde son identité en nature : « l’identité d’un même homme ne consiste que dans la participation à une même vie continue qu’entretient un flux constant de particules matérielles vitales se succédant pour s’unir à un même corps organisé. (…) »[67] L’identité en nature est ainsi définie, sur un mode biologique, comme pérennité d’un seul et même corps conservant la même organisation au long des âges de la vie (un contemporain songe ici au rôle de l’A. D. N.), pérennité assurée par l’entrée d’un flux constant de particules matérielles (et le contemporain songe ici au renouvellement incessant des cellules du corps).
A la suite de cette définition de l’identité naturelle, Locke introduit la conception moderne du Moi (Soi en anglais) comme conscience de cette identité en nature, conscience générée par l’usage cognitivement réfléchi des sensations et perceptions : « Ce que représente la personne, à ce que j’en pense, est un être pensant et intelligent, possédant raison et réflexion, qui se peut considérer comme Soi, à savoir : même chose pensante à travers différents temps et lieux. Ce qu’il ne peut faire que par l’usage essentiel d’une conscience inséparable de la pensée : il est en effet impossible à quiconque de percevoir sans percevoir qu’il perçoit. Quand nous voyons, entendons, sentons, touchons, éprouvons, méditons ou voulons toute chose, nous savons que nous exerçons toutes ces capacités (…) C’est ainsi que chacun est à lui-même, ce qu’il peut appeler un Soi (…) Et aussi loin que peut, dans le temps, s’étendre aux actes et pensées passées, cette conscience, aussi loin s’étend l’identité personnelle (…) C’est la conscience qui fait l’identité personnelle. »[68]
Locke enfin définit le sujet (agent) comme sujet de droit : « La personne, telle que je l’entends, est le nom pour ce Soi (…) C’est un terme de droit (a forensic term) qui approprie les actes à leur valeur et qui ne vaut ainsi que pour des sujets intelligents (intelligent agents) relevant de la loi et capables de ressentir bonheur et malheur. »[69]
Exit donc du champ de la loi, l’animal ou le fou qui, incapables de raison et n’ayant donc pas la responsabilité de leurs actes (si le fou criminel est l’agent de son acte, il n’en est pas le sujet, autrement dit le concepteur, son délire seul en étant l’auteur) ne peuvent plus en conséquence être jugés[70]. Le sujet est ainsi sujet de la loi et par la loi, dès lors tout du moins qu’il est, en conscience, responsable d’actes, de pensés, de discours dont il est le concepteur et l’agent.
Auto-concepteur, auto-producteur et auto-réalisateur, en responsabilité propre, autrement dit en conscience, de sa personne grâce à son autonomie cognitive, le sujet moderne en qui se cristallisent l’individu, la personne, le corps et la cognition, est ainsi le nom philosophico-psychologique du self made man. Self made man qui est à l’origine de la notion d’auteur, le sujet moderne par excellence, auteur d’une œuvre dont sa signature atteste l’originalité, au double sens où il en est à l’origine mais au sens aussi où elle témoigne de cette origine par un style propre, entre mille reconnaissable (qu’on songe à Matisse ou à un Picasso).
Un self made man toutefois limité car inscrit dans la norme de lois qui, sur le modèle du contrat commercial assurant la parole engagée, lui fournissent les moyens sociaux de son action.
C’est ainsi que pour faire reconnaître son œuvre, Cook ne manquera pas de faire publier, avec des fortunes diverses, ses journaux de bord.
Pourquoi avoir insisté sur ces théories du sujet ?
Nous l’avons déjà dit, parce que c’est très précisément le nouage de la personne, de l’individu et du corps, soit le fondement du sujet moderne, que va défaire la petite question que les Hawaïens poseront aux officiers de Cook en leur remettant ses restes.
Une question qui ainsi frappera l’idéologie occidentale[71] en son cœur. Pour celle-ci en effet, tout discours, toute conduite, toute pensée sont produits par un sujet. Pas de pensée sans sujet définit en propre l’Occident, constituant le socle sur lequel se sont édifiés son projet, sa volonté, sa puissance et son empire.
Aussi cette question fut-elle, pour l’Europe, un trauma. Qui lui dévoila ce choc des cultures et civilisations[72] que l’Occident n’a eu de cesse depuis d’affronter, qui rabat sa superbe[73] en soupçonnant d’inanité l’universelle légitimité à quoi prétendent ses idéaux, qu’il constate avec inquiétude quand il n’en dénie pas immédiatement l’existence au nom d’un naïf et bien-pensant œcuménisme.
Dès lors le sauvage ne sera plus le bon sauvage de la fiction rousseauiste mais celui-là même qui utilise un système de pensées et représentations irréductible au système occidental.
Irréductible, dites-vous ?
*
Les Lumières fondaient leur entreprise sur la raison logique (logos). Laquelle tient en trois principes sur lesquels Locke fondera sa théorie de l’identité personnelle : le principe d’identité (je ne peux être autre que moi), le principe de non-contradiction (si je suis un homme, je ne peux être un animal) et le principe du tiers exclu[74].
Au titre du tiers exclu, je ne peux être à la fois mort et vivant, avoir été tué, dépecé, découpé en morceaux cuits pour être mangés et revenir comme si de rien n’était !
Or notre petite question hawaïenne affirmait que mort, Cook était toujours vivant !
La déraison s’opposait frontalement à l’empire de la raison[75].
Une question qui attestait aussi, contre la vérité historique et tous les témoignages indubitables ou documents certifiés, que Cook n’était jamais venu à Hawaï. Que n’y étant pas venu, il ne pouvait y avoir été tué. Qu’il y avait, en conséquence, une méprise complète sur l’identité de la personne effroyablement massacrée ce 14 février 1779, sur le sable de la baie de Kealakekua, à Hawaï.
Incohérent ? Incompréhensible ?
Une question qui attestait encore que Cook avait été massacré, non par des hommes, mais par le développement sans échappatoire possible d’un automatisme discursif[76] qui fit de cette mort une tragédie au sens le plus classique du terme : le sacrifice d’un homme par la mécanique d’un impératif catégorique.
Sans doute « impératif catégorique » [77] désigne-t-il un devoir moral impersonnel s’imposant à la conscience de façon absolue. Il semble donc bien impropre de l’employer pour un tel massacre. Mais ce qui, dans une terrible et morne ironie, en fait justement l’horreur est que son scénario obéit à cette exigence éthique jusque dans sa pointe la plus achevée : la promotion de l’humanité comme but ultime des conduites morales[78].
Car le meurtre de Cook fut un humanisme dont, précisément, témoignèrent les abominations subies. Lesquelles ne furent que la stricte expression d’une éthique dont ce corps martyrisé fut le blason[79].
Incohérent et incompréhensible à nouveau ?
C’est que cette mort fut exemplaire de la fracture que l’Occident du sujet entretient avec les mondes d’un discours sans sujet. Discours sans sujet, mais non sans agents (cf. note 49), qui implique qu’il n’y eût dans ce massacre que le développement purement mécanique d’un de ces « logiciels » sans auteur qu’on nomme un mythe.
Les sociétés du mythe en effet.
Car il faut bien enfin définir ces sociétés, non par les habituels termes condescendants ou paternalistes, peu ou prou péjoratifs, « sociétés premières, archaïques, primitives, etc. », qui ne veulent rien dire hors de l’idéologie occidentale de la rupture et du progrès, mais par leur dynamique propre : les mythes.
Que l’Occident a abandonnés comme rebus de son progrès, qui lui sont devenus incompréhensibles, dès lors que se fonda en Grèce, avec les Eléates[80], l’empire de la raison logique. Dès lors qu’au tiers inclus des mythes, fondant un univers continu où l’on pouvait transiter d’une catégorie à l’autre, ont été opposés les tiers exclus d’une raison logique fondant, sur des identités immuables et séparées, un univers discontinu. Irréductibilité de deux systèmes de pensées fondés l’un sur l’inclusion des tiers, l’autre sur leur forclusion[81].
Les mythes ? Des fables, bientôt des mensonges[82] ! Mépris et méconnaissance d’une efficacité sociale qui précipiteront Cook dans sa mort.
Car c’est précisément l’inclusion de Cook, par excellence homme des Lumières, dans cette efficacité mythique qu’attestera notre petite question.
Conflagration de deux mondes en effet irréductibles l’un à l’autre.
Une simple petite question donc. Banale somme toute dans sa forme, mais incohérente, absurde et même démente dans son propos.
Mais quelle question à la fin ?
[1] Euripide : Les Bacchantes. Surpris à espionner, en voyeur, des rites dionysiaques réservés aux femmes, rites à base d’orgies et de transes, pris du fait de ces transes pour un animal sauvage, Penthée est déchiqueté et dévoré par sa mère et ses tantes. Le parallèle avec Cook se renforce de ce que, dans les deux cas, une transgression des normes religieuses est à l’origine du drame. Toutefois, si celle de Penthée est intentionnelle, de cette intentionnalité névrotique qui s’ignore d’ignorer son versant pervers (incarné dans cette tragédie par le dieu Dionysos), celle de Cook est parfaitement involontaire.
[2] C’est ainsi que Bossuet légitime la monarchie en s’appuyant sur saint Paul : « Il faut que tout être humain soit soumis aux autorités qui sont au-dessus de lui, car il n’y a d’autorité que de Dieu et celles qui existent sont établies par lui. » (St Paul, Epître aux Romains, XIII, 1).
[3] Opposer la Loi au droit peut étonner. Dans un monde laïc, la loi s’identifie en effet en totalité au droit. Mais la Loi dont il est question dans cette opposition est une Loi supposée divine. Opposition toujours d’actualité quand on refuse, au nom de cette supposée Loi divine, les lois républicaines.
[4] Confère Fontaine L., Le Marché. Histoire et usages d’une conquête sociale. Paris. Gallimard. 2014.
[5] La caractéristique des démonstrations mathématiques est qu’elles sont sans mystère, étant sans prémisses, arguments, développements, raison ou restes cachés. Tout s’y déroule entièrement à ciel ouvert, aux vu et su de tout un chacun. Leur résultat étant ainsi totalement immanent à leur développement, ne se prévalant et ne se justifiant en conséquence d’aucun appel ou référence à une quelconque entité extérieure transcendantale, les équations fournissent ainsi d’une part le modèle d’une pensée intégralement laïcisée et, d’autre part, le modèle d’une conscience idéale car complète et unifiée de posséder et rassembler, en les réfléchissant sur soi, tous les moments de leur développement.
[6] « Dieu dit : « Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel (…) qu’ils servent de signes (…) » » (Genèse, I, 14). Ce que saint Augustin commente ainsi : « Comment pénétrer (…) ce que l’Ecriture appelle signes lorsqu’elle dit des astres : « qu’ils servent de signes » ? Elle entend par là, non les conjectures d’un art insensé (l’astrologie. E. D.) mais les pronostics si utiles dans la vie humaine, les observations qui guident le pilote sur les mers (…) » (saint Augustin, De la Genèse au sens littéral, livre II, chap. XIV, 19).
[7] Marx K., Manifeste du Parti Communiste.
[8] Marx K., Idem.
[9] Balzac, Les illusions perdues.
[10] De 1323 (révolte des Flandres) à 1524 (soulèvement allemand), l’Europe s’embrase de révoltes populaires : jacquerie française de 1358, soulèvement des paysans aragonais en 1380, soulèvement du centre de l’Angleterre en 1381, soulèvement des paysans de Galicie en 1467, etc.
[11] Machiavel, Histoires florentines, Livre III, chapitre XIII. Discours extraordinaire ! Qui permet à Machiavel de déjà déployer, au XVIe siècle, une gamme d’idéaux nouveaux qui attendront quelques siècles encore, et de nombreuses luttes, pour pouvoir se manifester pleinement : athéisme (pas de place pour « la peur de l’enfer »), dédain des autorités révélées au profit d’une égalité démocratique («Et n’allez pas vous laisser frapper parce qu’ils vous jettent au visage «l’antique noblesse de leur sang », puisque tous les hommes sont sortis du même lieu, sont pareillement antiques, ont été bâtis de façon pareille. »), dénonciation de l’idéologie (« En quoi ces termes de conscience, d’infamie, peuvent-ils vous épouvanter ? »), calcul rationnel d’une violence construite sur le modèle capitaliste des profits espérés au regard des risques consentis (« Il nous faut nous assurer le plus grand nombre possible de compères, car là où l’on est nombreux à mal faire, personne n’est puni (…) Par conséquent, multiplier les méfaits nous vaudra plus facilement l’impunité, et, de plus, les moyens d’obtenir ce qu’il nous faut pour être libre. »).
[12] Bartolomé de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes (1552), trad. De F. G. Balle, Paris, librairie François Maspéro La Découverte, 1979, p. 52 et p. 55-56.
[13] Montaigne, Les Essais, livre III, chap. VI. (1 580).
[14] La Hontan, Dialogues avec un sauvage (1704). Ayant participé, de 1683 à 1692, aux campagnes françaises du Canada, le baron de La Hontan avait partagé la vie des Hurons. Et s’il les met en scène dans ses Dialogues, c’est pour les charger d’exprimer les idéaux des Lumières.
[15] Au XVIe siècle anglais, mouvement d’appropriation privée, par des clôtures, de champs auparavant communautaire où se déployait une agriculture coopérative qui permettait aux plus pauvres de trouver des ressources.
[16] On peut qu’être frappé par la permanence du thème du communisme sexuel dans les utopies sociétales. Ainsi de l’effrayante cité idéale de Platon : « Les femmes de nos guerriers seront toutes communes à tous : aucune d’elles n’habitera en particulier avec aucun d’eux ; de même les enfants seront communs, et les parents ne connaîtront pas leurs enfants ni ceux-ci leurs parents. » (Platon, La République, Livre V). C’est qu’il s’agit ainsi de préserver l’unité communautaire par l’éradication de toute individualité grâce à l’interdit porté sur un objet d’amour individuellement distingué, dont l’élection spécifique soutiendrait la singularité d’un désir en conséquence individualisé. La société se morcellerait, nous dit en effet Platon, si ses gardiens : « habitant séparément, tiraient dans leurs maisons respectives tout ce dont ils pourraient s’assurer la possession pour eux seuls ; et si, ayant femme et enfants différents, ils se créaient des jouissances et des peines personnelles » Or si les parents ne reconnaissent pas leurs enfants, rien n’inhibe plus leurs relations sexuelles. Le communisme sexuel est ainsi un fantasme incestueux généralisé.
[17] Diderot, Supplément …
[18] Rousseau, Discours sur l’origine …
[19] Saint Augustin, La cité de Dieu, Livre XIV, chap. 26.
[20] Rousseau, Discours sur l’origine …
[21] Rousseau, Idem.
[22] Etymologiquement, le sauvage (salvaticus, déformation de silvaticus, « qui est fait pour les bois ») est celui qui vit dans la forêt (silva), laquelle représente la nature non cultivée, autrement dit non socialisée. Synonyme donc d’homme naturel, « sauvage » ne dénote ainsi, en aucune façon, une violence déchaînée : une « sauvagerie » au sens moderne du terme.
[23] Diderot, Supplément au voyage de Bougainville (1 772).
[24] Rousseau, Idem.
[25] Diderot et d’Alembert (dir.), Encyclopédie (1 766), article « égalité naturelle » écrit par le chevalier de Jaucourt.
[26] C’est Thomas More qui invente, au XVIe siècle, le mot « utopie » pour nommer l’île idéale qu’il décrit dans son livre : Du meilleur état de la chose publique et de la nouvelle île d’Utopia. Utopia signifiant littéralement « Nulle part », on ne saurait mieux établir que c’est bien là une fiction. On remarquera toutefois dans les citations suivantes combien fut profonde l’identification de Tahiti et de ses habitants (les « Utopiens ») à Utopia.
[27] Colomb C., La découverte de l’Amérique, journal de bord 1492-1493, Paris, La Découverte, 1991, Tome I, p. 100.
[28] Vespucci A., Le nouveau Monde. 1 506. Amerigo Vespucci, qui sera le second découvreur du nouveau continent, lui donnera, grâce aux cartographes de Saint Dié, son prénom (féminisé car la terre est femme !). Colomb quant à lui ignorera toujours avoir découvert un nouveau continent.
[29] Colomb C., La découverte de l’Amérique, O. cité, Tome II, p. 62.
[30] « Philadelphie » : amour ou amitié (philia) fraternel (adelphos : frère).
[31] Commerçon, Journal. Commerçon, ou Commerson, fut un des compagnons de Bougainville, lequel découvrit Tahiti pour la France et la nomma « La nouvelle Cythère », du nom de l’île qu’habitait Aphrodite, déesse grecque de l’amour.
[32] Bougainville L.-A., Voyage autour du monde, idem, p. 155.
[33] Commerçon, Journal.
[34] Orsenna E., « Le rêve brisé de Christophe Colomb » in L’Histoire, Les grandes découvertes. N°. 355, juillet-août 2010, p. 94-95.
[35] Daniélou J., « La personne chez les Pères grecs » in Problèmes de la personne (Dir. Meyerson I.), Paris La Haye, Mouton et C°, 1973, p. 113.
[36] C’est ainsi que reprenant une remarque de Pierre Hadot indiquant que dans l’antiquité romaine le mot persona est employé aussi à propos des cités, Gabriel Le Bras précisait : « Oui, elles sont ce que nous appelons aujourd’hui les personnes morales ou les personnes juridiques. » Le Bras G., « La personne dans le droit romain archaïque » in Problèmes de la personne (Dir. Meyerson I.), Mouton et Co, Paris, La Hayes, 1973, p. 60.
[37] BA A. M., « La notion de personne en Afrique noire » in La notion de personne en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 1973, p. 182.
[38] Glowczewski B., Du rêve à la loi chez les Aborigènes, mythes, rites et organisation sociale en Australie, Paris, PUF, 1991.
[39] L’étymologie cependant la plus couramment admise renvoie au masque, que ce soit la masque du comédien ou le masque funéraire. Il est toutefois à noter que dans le théâtre antique, le masque que portait l’acteur pouvait aussi, du fait de sa forme, être un porte-voix.
[40] Du IVe siècle avant J. C. avec Zénon, fondateur du stoïcisme, au IIe siècle après J. C. avec l’empereur Marc-Aurèle, le stoïcisme, grâce à l’engagement politique et administratif de ses théoriciens, a imprégné, sur le fondement de la civilisation gréco-latine, l’ensemble de la pensée occidentale. Citons, outre Zénon, quelques-uns de ses principaux penseurs : Panétius de Rhodes (IIe siècle avant J. C.) qui introduisit la théorie de la personne (persona) et celle d’une humanité (humanitas) commune à tous les hommes, Posidénius (fin IIe siècle avant J. C.) qui insista sur l’importance, au titre du logos, des sciences, Sénèque (Ier siècle de notre ère), Epictète (Ier siècle), l’empereur Marc-Aurèle (IIème siècle) qui furent surtout des théoriciens et praticiens de la conscience éthique.
[41] Cicéron, Des devoirs, Livre I, XXXIX, 124.
[42] C’est sous le règne d’Octave-Auguste, autour de 30 avant J. C., que se fait ce passage progressif mais rapide de la République à l’Empire. Ayant reçu l’imperium majus (commandement suprême qui cumule pouvoir civil et pouvoir militaire) en 43, Octave gère solitairement le pouvoir à partir de 31, cumule quasiment toutes les magistratures civiles à partir de 27, reçoit enfin le titre sacré d’Auguste, sous lequel il est connu, qui l’apparente à une divinité. Il n’y a dès lors plus de citoyens mais seulement des obligés personnels (des « clients » dit le latin) de l’empereur.
[43] C’est en quelque sorte une écologie avant la lettre, les dieux étant d’ailleurs parfois identifiés, sur un mode matérialiste, à des forces naturelles. Au titre d’une égale participation au logos, chaque homme était, selon Epictète, une parcelle du divin : « tu es un fragment de Dieu, tu as en toi-même une part de la divinité. » (Epictète, Entretiens, livre II, XVIII, 11). C’est parce que chaque homme a également part au divin entendu comme logos, que tous les hommes reçoivent une même et égale dignité, au principe de leur humanitas, laquelle les fait humains en tant que tels. Les stoïciens ont ainsi fondé l’idée que tous les hommes participent également d’une seule et même famille humaine (genus humanum), introduisant, avec cette théorie d’un humanisme universel, nouvelle pour l’époque, la théorie des droits de l’homme. C’est ainsi que Sénèque déclare que celui qui n’admet pas que l’esclave puisse être en miroir de son maître : « ignore les droits de l’homme (« ignarus est juris humanis », littéralement : « est ignorant du droit humain ») » Sénèque, Des bienfaits, livre III, 18, 2.
[44] Evangile selon Jean, I, 1. Je traduis le grec arché par « principe », et non par le trop chronologique « commencement » (confère : arché-ologie : science du commencement) de la traduction œcuménique car si « arché » dénote bien en effet un début, c’est un début qui se déploie dans le temps, un début en quelque sorte intemporel, sans fin. De même, je ne traduis pas logos par l’usuel « Verbe », assez peu riche de sens, des traductions latine ou française, afin de faire entendre son sens fort de parole structurante (un sens proche du logos stoïcien). C’est d’ailleurs parce que cette parole est structurante qu’elle se déploie comme principe.
[45] Evangile selon Jean, I, 14.
[46] Saint Augustin, De la Trinité, Livre V, 14.
[47] Sources : Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1999, article « gignomaï » p. 221-224. Que « genos » s’inscrive dans une naissance selon une lignée explique l’étymologie de « génétique »
[48] Tout l’enjeu de la violente crise des images religieuses à Byzance au IXe siècle se jouera ainsi sur la limite qu’introduit le périgraphé : peut-on en effet sans blasphémer prétendre faire des images du divin et donc circonscrire son infini dans le fini d’un trait fermé sur lui-même ? C’est justement en faisant appel au modèle de l’Incarnation qu’il sera répondu positivement à cette question, réponse qui autorisera l’essor de l’iconographie chrétienne. Cf. Mondzain, Image, icône, économie, les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Paris, Seuil, 1996.
[49] C’est la raison de l’adage romain : le père est incertain. Qui ne signifiait pas, comme on l’a traduit, plus ou moins plaisamment, qu’on ne connaît jamais véritablement l’identité du géniteur, mais qu’on ne savait jamais à priori si le père reconnaîtrait le nouveau-né comme son enfant.
[50] Un passage très émouvant du magnifique poème de Guillaume de Deguileville, Le livre du pèlerin de vie humaine, dit assez cette irruption de la parole symbolique chrétienne faisant barrage à l’engendrement selon la nature : une vieille femme courroucée, représentant la nature, s’en prend à Dieu, auteur de miracles rompant les causalités naturelles, lui reprochant amèrement de n’avoir eu aucune part à la conception du Christ : « Et je ne veux pas oublier / L’enfantement de cette vierge / Car vous l’avez fait concevoir / Sans homme, en me faisant bien tort » De Guileville G., Le livre du pèlerin de vie humaine (1355), Paris, Livre de poche, 2015, p. 229.
[51] La Trinité chrétienne est ainsi l’ancien nom et la source de cette relation uniquement instituée par le langage que le psychanalyste français Jacques Lacan désignera comme système symbolique. Il est d’ailleurs à noter que le logos-Dieu étant impersonnel et n’ayant donc pas de nom propre, puisqu’il n’a pas de personne pouvant être ainsi désignée et spécifiée, c’est le fils qui, selon la théologie chrétienne, est le nom du Père. Le « Nom du Père » : expression lacanienne par excellence !
[52] Dans une production, Aristote distingue quatre « causes » qui fusionnent dans l’objet produit : la cause matérielle, la cause finale, la cause formelle, la cause efficiente. Dans la fabrique d’un lit, la cause matérielle est le bois, la matière, dont il est fait. La cause finale est de pouvoir s’y allonger. La cause formelle est, en fonction de la cause finale, la forme donnée à l’ouvrage : support horizontal, plat, aux dimensions d’un corps allongé. La cause efficiente, ou agent, est le menuisier. La cause efficiente est ainsi ce que nous modernes appelons le sujet. Le terme « agent » est plus ambigu car on ne saurait purement et simplement l’identifier au sujet en son sens moderne. Dans son acception moderne, le sujet est en effet autonome au sens littéral où il fonde sa propre (auto) loi (nomos). C’est le self made man. Or un agent peut mettre en œuvre un programme dont il n’est pas l’auteur. Qu’on songe simplement à l’agent qui nous verbalise, mettant ainsi en œuvre une loi dont il n’est pas l’auteur et à laquelle il est lui-même soumis.
[53] La cognition et ses adjectifs dérivés (cognitif, psychologie cognitive) désignent les modalités de réception, d’acquisition, de formation et d’expression des savoirs et connaissances.
[54] Epictète (Entretiens, livre III, 8, 6 et 8) note en effet qu’au contraire de l’animal qui peut aussi se forger des représentations, l’homme possède « la conscience réfléchie » de l’usage des représentations. La réflexion est ici à entendre certes comme réflexion intelligente mais parce qu’elle est d’abord la capacité de la raison (logos) à se réfléchir en elle-même et donc à pouvoir se penser. La conscience est ainsi, pour les stoïciens, la fonction cognitive que promeut l’autonomie réflexive du logos lorsque le logos se fait âme humaine ou divine
[55] Platon, Alcibiade.
Pour les Grecs de l'époque archaïque, seuls les dieux étaient sujets. C'est ainsi qu'Agamemnon explique le déni de justice dont il frappe Achille : « Souvent les Grecs ont tenu des discours contre moi, et m’ont fait des reproches ; mais je ne suis point coupable : ce furent et Zeus, et le Destin, et Érinnys, errante au sein des ténèbres, qui, dans l’assemblée, remplirent mon âme d’un sauvage aveuglement (…) Mais que pouvais-je alors ? Une divinité a tout conduit, la terrible fille de Zeus, Até (déesse de la vengeance), déesse funeste, qui trouble tous les cœurs … » (Homère, Iliade, chant XIX). Notons que si Agamemnon se dédouane ainsi de sa responsabilité en la transférant sur les dieux, c’est précisément parce que n’existe pas, à cette époque, la notion de personne individualisée dans et par un corps propre dont la limite corporelle serait spécifiée, à titre de contenant, comme limite de séparation entre intérieur et extérieur. Le corps grec archaïque est une friche d’organes, indépendants les uns des autres, des organes qu’occupent et animent les dieux, des organes qui sont comme autant de scènes sur lesquelles les dieux jouent leurs passions. L’homme n’est ainsi qu’un jouet, une marionnette aux mains des dieux ; lesquels sont, en responsabilité, les sujets véritables. Il n’y a donc pas lieu de penser que 'Agamemnon se dédouane ainsi grâce à ce que nous, modernes, considérerions volontiers comme une pitoyable justification.
Au demeurant, produit culturel et non pas donné naturel, le corps n’est pas obligé. C’est ainsi que la notion de corps est totalement forclose du système cognitif Kanak qui n’a pas même de nom pour le désigner (Cf. Leenhradt M., Do Kamo, la personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris, Gallimard, 1947 et 1971 (Collection de poche Tel Gallimard, N°. 95).
[56] Cf. Platon, Phédon.
[57] A la façon dont la définition abstraite d’un triangle (figure fermée formée de trois droites) est la vérité de tout triangle réellement dessiné, ce triangle dessiné n’étant jamais à la hauteur du triangle abstrait (le trait n’est pas toujours parfaitement droit) qui est son idéal.
[58] Platon, Le banquet.
[59] Saint Augustin, La cité de Dieu, Livre XIII, 24.
[60] Sujet se dit en grec : upokeimenon. Soit : ce-qui-se-tient-stable (verbe keimaï)-en- dessous (upo) Ce que les latins traduiront littéralement par subjectum, qui donnera le français, toujours selon une traduction littérale : sujet. Sujet qui, dans la scolastique médiévale, se dit aussi : le suppôt, le supposé (soit : ce qui est posé dessous). Lorsque Lacan définit le psychanalyste comme « sujet supposé savoir », c’est de cette définition médiévale du sujet comme support dont il joue.
[61] Un lecteur contemporain lisant d’Aristote ne peut s’empêcher d’associer ce rôle aristotélicien de l’âme, principe actif « in-formant » une matière inerte et passive, au rôle du génotype dans la formation du phénotype. Pour approcher l’idée aristotélicienne, souvenons-nous de ces moules en plastique que nous remplissions, enfants, de sable mouillé afin de former des coquillages, châteaux et autres objets, de sable. Le moule est comme l’âme et le sable, imaginé comme une grève étendue à l’infini, est comme la matière.
[62] Ce qui conduit Augustin à produire cette topologie étrange qu’on nomme « bouteille de Klein » (une figure ou contenant et contenu ne cessent de se continuer l’un en l’autre) : Dieu est à la fois ce qui m’est le plus extérieur et le plus intérieur : « C’est que vous étiez au-dedans de moi et, moi, j’étais au dehors de moi ! Et c’est là que je vous cherchais » (saint Augustin, Les confessions, Livre X). Le mythe de l’intériorité, que chacun d’entre nous aurait en lui, est une création chrétienne destinée à opérer une rupture entre une prière juive, censée être une pratique collective, donc sociale, et une prière chrétienne censée être intérieure : « Et quand vous priez, ne soyez pas comme ces acteurs (hupocrités : à donner « hypocrite » en français) qui aiment faire leurs prières debout dans les synagogues et les carrefours afin d’être vus des hommes (…) Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta chambre la plus retirée (métaphore de l’âme), verrouille ta porte et adresse ta prière à ton Père qui est là dans le secret. Et ton Père qui voit dans le secret, te le rendra. » Evangile de Matthieu, V, 6, 5-6. Augustin va reprendre cette notion d’intériorité comme lieu inscrit dans l’âme, et donc dans le corps, grâce à sa référence à la pratique mnémotechnique bien connue dans l’antiquité : imaginer un discours comme un palais dont on traverse successivement toutes les pièces qui sont comme autant de parties du discours à mémoriser.
[63] Guillaume d’Auvergne cité par de Libéra A., L’invention du sujet moderne, cours du collège de France 2013-2014, Paris, Vrin, 2015, p. 211.
[64] Saint Thomas, Somme contre les gentils, livre III, cité par Weber E. H., La personne humaine au XIIIe siècle, Paris, Vrin, 1991, p. 509.
[65] Rappelons que le protestant ne désigne pas, comme on le croit trop souvent, celui qui conteste mais celui qui témoigne (comme dans l’expression : je proteste de ma bonne foi). Etymologiquement, « protester » signifie en effet « attester (testari) devant (pro) » et donc « affirmer, déclarer hautement, déclarer solennellement » et, au figuré : « attester, témoigner ». Le nom de protestant fut ainsi donné aux partisans de Luther quand ils s’engagèrent solennellement, en 1529, à en appeler à un concile général. Sources : Rey A., Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992 et 1998, Tome III, p. 2985.
[66] Hobbes, Le Léviathan (1651). L’ouvrage est publié dans le contexte de la guerre civile anglaise qui vit, en 1649, l’abolition de la monarchie et la décapitation du roi Charles Ier et l’institution de la république de Cromwell. C’ets un texte fondamentalement athée.
[67] Locke J., An essay concerning Human Understanding (1690), Livre II, chapitre 27 (ajouté en 1694), paragraphe 6. Traduction E. D.
[68] Locke J., An essay concerning Human Understanding, O. cité, paragraphes 9 et 10.
[69] Locke J., Idem, paragraphe 26.
[70] Rappelons que jusqu’au XVIe siècle, des animaux ayant commis des torts envers les humains (insectes détruisant une récolte, porc mangeant un nouveau-né, cheval tuant son maître d’une ruade) ou ayant subi des acte de zoophilie, seront torturés, souvent abominablement, jugés avec avocats commis à leur défense, condamnés et exécutés. Le jugement médiéval vise en effet, non pas la responsabilité d’un sujet défini par cette responsabilité, mais à réinstaurer, à l’encontre du désordre créé, l’ordre du monde.
[71] Idéologie n’a pas ici le sens péjoratif de conscience et représentations erronées mais son sens originel, neutre du point de vue de la valeur, de « système de pensées et représentations » En ce sens originel et comme le faisait remarquer Althusser : il ne peut pas ne pas y avoir d’idéologies.
[72] Une civilisation est l’extension, dans le temps et l’espace, d’une culture[72] et celle-ci est le produit d’un système de pensée et représentations historiquement, politiquement et socialement construit et fermé sur lui-même. Le choc des cultures et civilisations résulte de la confrontation entre ces fermetures.
[73] La superbe : mot ancien pour l’orgueil. En bonne théologie chrétienne, se définissant par la prétention à l’autosuffisance, la superbe est la matrice de tous les autres péchés puisqu’elle prétend à une indépendance de l’homme au regard du divin. C’est d’un tel orgueil sacrilège dont Cook sera d’ailleurs accusé par des missionnaires qui verront dans sa mort, la punition de cet orgueil. Et il est vrai qu’agnostique, ce n’était pas sans une désinvolture certaine que Cook maniait les catégories du divin, cette désinvolture qui causera sa mort.
[74] On nomme catégorie tierce, une catégorie réunissant les caractéristiques de deux catégories différentes. Ainsi du centaure, homme et cheval à la fois, ainsi encore de l’hermaphrodite, homme et femme à la fois, ainsi enfin des mort-vivants. Dans les mythologies, ces tiers sont inclus, fondant ainsi un univers continu où l’on peut transiter d’une catégorie l’autre (cf.; Ovide, Les métamorphoses). Dans la pensée logique, ils sont au contraire exclus, on ne peut donc passer d’une catégorie à l’autre, ce qui fonde un univers discontinu.
[75] Et qu’on ne pense pas que ce ne soit plus d’actualité. Comme ma femme et moi passions en pirogue non loin d’une petite élévation de l’île marquisienne d’Hiva ‘Oa, le piroguier nous la désignant, nous dit : c’est là que Jacques dort ! C’était un cimetière et c’était une tombe, celle de Jacques Brel. Par sa gentillesse et son dévouement, le Grand Jacques avait été élevé au rang d’ancêtre veillant sur l’île dans une vie continuée au-delà de sa disparition terrestre.
[76] Discursif : propre à un discours. « Discours » ne désigne pas tant ici des paroles réellement émises (le « il a prononcé son discours ») que des structures abstraites ayant leur logique propre (le discours de type scientifique, de type religieux, philosophique, mythique, etc.). Fonctionnant comme une norme interne, cette logique propre produit et détermine les énoncés réellement prononcés, les discours au sens concret du terme cette fois, de sorte qu’ils soient en cohérence avec la structure discursive abstraite.
[77] Dans « impératif catégorique », « impératif » renvoie à un commandement (qu’on songe aux verbes à l’impératif), « catégorique » signifiant que ce commandement s’impose absolument sans qu’on puisse le refuser ou le contester car il est sans sujet. Que l’impératif soit sans sujet émetteur ni sujet récipiendaire (« Obéis » ainsi diffère de « Je t’ordonne d’obéir ») lui confère l’apparence d’un commandement venant comme d’une obscure autorité impersonnelle. Tandis que l’absence de Je » élide en effet tout désir émis en personne propre, l’absence de « Tu » élide tout sujet récipiendaire susceptible de contester ou refuser ce commandement. Sans sujet émetteur ou récepteur, l’impératif catégorique se déploie ainsi comme un automatisme normatif s’imposant aux consciences. En littérature, on en trouvera des exemples dans le Horace de Corneille ou dans le Javert des Misérables. Javert dont le suicide signe l’impossibilité de maintenir coûte que coûte l’impératif catégorique, exaltant au contraire l’humanisme chrétien qu’incarne Jean Valjean.
[78] « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. » (Kant, Fondation de la métaphysique des mœurs).
[79] Blasons : poèmes descriptifs du corps (« L’union libre » in Clair de terre d’André Breton) ou de certaines de ses parties (Blason du beau tétin ou Blason du laid tétin de Clément Marot).
[80] Du nom de la ville d’Elée où ils résidaient, les Eléates, Parménide d’Elée et Xénophane de Colophon principalement, avaient créé d’un même pas, au milieu du VIIe siècle avant J. C. : la logique binaire (notre logique classique), le monothéisme, la critique des mythes et la morale classique. Excusez du peu !
[81] Au contraire du refoulement qui interdit à une représentation d’être présente à la pensée consciente mais la laisse agir au sein dans l’inconscient, de sorte qu’elle peut toujours ressurgir dans la conscience, la forclusion est le fait pour une représentation d’être absolument hors du champ cognitif qu’un système de pensée donné peut concevoir. Une représentation forclose est ainsi impensable et irreprésentable dans le champ entier de ce système de pensées. Lorsqu’on dit que les tiers sont exclus du discours logique, on pourrait plus exactement dire qu’ils en sont forclos.
[82] « Xénophane, un esprit modeste et le censeur des mensonges forgés par la gent homérique. » ; « Il ne chantera pas le combat des Titans, la lutte des Géants [affrontant les Centaures] – pures fictions forgées dans les temps reculés. » Xénophane de Colophon, Fragments A.I. et B.I, 21-23, in Dumont J. P., Les Présocratiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 91 et p. 114.
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